Wifi, GPS et Bluetooth : merci Hedy Lamarr !

par

Edmond Kean

Wifi, GPS et Bluetooth : merci Hedy Lamarr !

Star glamour le jour, inventrice de génie la nuit… Voici Hedy Lamarr !

Ça ne vous dit rien ? Mais si voyons !

Blanche neige de Disney : c’est elle ! Catwoman : c’est encore elle !

 Qualifiée de « plus belle femme du monde », ses amis ajoutaient « géant intellectuel » …

 Association impossible pour la société américaine sexiste des années 40.

 « Sois belle et tais-toi ! » : voilà ce qu’attend de ses actrices le cinéma hollywoodien.

 Et pourtant, Hedy Lamarr est un véritable cerveau : on lui doit, excusez du peu, le principe qui aboutira au GPS, au Bluetooth et au Wifi !

 Il lui faudra cependant attendre 56 ans pour être reconnue et récompensée pour ses talents scientifiques.

 Rendons-lui justice en découvrant sa vie et ses découvertes. Moteur, ça tourne !

 

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Mise à nue pour actrice ingénue

Un film condamné par le pape puis interdit par Hitler et Mussolini…

Voilà le palmarès flamboyant et scandaleux d’une jeune actrice naïve de 19 ans : Hedwig (Eva Maria) Kiesler.

Le film en question ? « Extase » (Ecstasy, 1933) de Gustav Machaty.

Le titre est révélateur : il s’agit du premier nu féminin au cinéma ! Et ce n’est pas tout : la jeune actrice y simule un orgasme… Du jamais vu !

Un véritable scandale pour les esprits prudes de l’époque : l’érotisme au cinéma en est à ses débuts et n’a pas bonne presse. Le film sera interdit ou censuré dans de nombreux pays dont les États-Unis, choquant un Hollywood devenu pudibond avec le Code Hays.

Un début de carrière sulfureux pour la future star et une image de femme fatale qui ne la quittera plus… pour le pire et le meilleur.

Pour elle, tout commence à Vienne, en Autriche où elle naît le 9 novembre 1914, de parents juifs riches et cultivés. Cours de piano, de danse et d'art dramatique, elle baigne dans la culture. La mécanique l’intéresse aussi, grâce à son père.

Le chef-d’œuvre cinématographique « Metropolis » (1927) de Fritz Lang lui donne une révélation : c’est décidé, elle sera actrice ! Elle n’a que 16 ans. En 1931, elle part à Berlin pour faire carrière… Puis en 1933, Extase.

Les scènes osées d’Extase lui colleront longtemps à la peau. On l’appelle alors: « the Ectasy girl ». 

Mais si le film est condamné par le pape Pie XII, il la propulse aussi au rang de « vedette » digne d’intéresser Hollywood… Et surtout les hommes.

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Prison dorée pour une mariée

 En 1933, ses parents l’encouragent à se marier avec un homme riche et puissant : Friedrich Mandl, un catholique d'ascendance juive.

Il est l’un des quatre plus grands marchands d'armes au monde et l’homme le plus riche d’Autriche.

L’argent n’a pas d’odeur ou de religion : ses armes sont vendues à Mussolini puis à Hitler…

Le temps de la romance passe vite et sa vie devient un enfer : l’admirateur attentionné des débuts cède la place à un homme malade de jalousie.

Fini le théâtre ou le cinéma, elle ne peut plus travailler. Sa vie se résume alors à n’être qu’une femme trophée qu’on exhibe dans les soirées mondaines. Le couple reçoit régulièrement des personnalités et des généraux pour parler d’affaires.

Hedy écoute en silence, interprétant le rôle de la femme de maison, dévouée à son mari… Parfois, pour tromper l’ennui, elle consulte des ouvrages techniques sur les armes dans sa bibliothèque.

Elle vit dans une véritable prison dorée qui l’insupporte. Un jour, révulsée par le commerce de son mari avec les nazis antisémites et sa vie de prisonnière, elle décide de s’enfuir.

Elle va alors réaliser un exploit digne d’un film d’Hollywood : après avoir drogué sa gouvernante, elle vole son uniforme et se fait passer pour elle, trompant ainsi tout son monde.

Enfin, la liberté ! Direction la Suisse, Paris, Londres, puis Hollywood…

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GEORGE RINHART/CORBIS VIA GETTY IMAGES

La femme fatale d’Hollywood

 

 

 C’est « la plus belle femme du cinéma », un sex-symbol, la star glamour… En quelques films, son style « exotique et européen » s’impose à Hollywood.

Une référence, un modèle : chevelure noire, raie au milieu, sourcils soulignés, teint de porcelaine et regard azur, la taille fine… Il existe un style Lamarr !

Toutes les femmes veulent lui ressembler et tous les hommes la désirent.

Elle tourne avec les plus grands réalisateurs : Cecil B. De Mille, King Vidor, Victor Fleming, Marc Allégret, etc.

Mais aussi les plus grands acteurs de l’époque : Judy Garland, Clark Gable, James Stewart, Robert Taylor, Spencer Tracy, etc.

On lui prête aussi de nombreuses aventures : Marlon Brando, Clark Gable, David Niven, Errol Flynn, Charlie Chaplin et même… John Fitzgerald Kennedy !

L’actrice est alors en pleine gloire. Et pourtant, ce n’était pas gagné…

Après avoir échappé à son mari, elle traverse l'Europe pour se rendre à Londres où elle fait la rencontre de Louis B. Mayer, producteur et vice-président de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), immense studio d’Hollywood.

Mayer lui propose un contrat standard de 150 $/semaine… Elle refuse !

Erreur ? Non, elle a un plan.

Elle embarque sur le paquebot, ramenant Louis B.Mayer à Los Angeles, met une robe élégante et apparaît dans la salle principale du Normandie. Le temps s’arrête : hommes et femmes sont bouche bée devant cette beauté magnétique.

Et c’est gagné ! Louis B.Mayer qui vient d’assister médusé à la scène revoit sa proposition et lui propose un contrat avantageux de 500 $/semaine pour 7 ans.

Adieu Hedwig Kiesler, nom trop germanique, et bonjour Hedy Lamarr !

Hedy (diminutif d’hedwig) et Lamarr en hommage à l’actrice de films muets Barbara La Marr (ancienne « protégée » du même Louis Mayer).

Son premier film Casbah (1938) de John Cromwell en fait une star ! C’est la « révélation » du moment : une beauté mystérieuse et « exotique ».

Elle devient riche et célèbre : en 1939, elle obtient un salaire de 5 000 $/semaine !

Hedy apparaîtra, pour la MGM, dans une quinzaine de films dans lesquels elle interprétera souvent des rôles de tentatrices comme :  La dame des tropiques (1939), Viens avec moi (1941), Tondelayo (1942) ou Tortilla Flat (1942).

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Hedy Lamarr dans Tondelayo VIA GETTY IMAGES

Ces rôles purement « plastiques » et centrés sur sa beauté la déçoivent : elle rêve de rôles plus sérieux, plus profonds…

À l’expiration de son contrat, en 1946, elle se lance dans la production indépendante dont « Le Démon de la chair » d’Edgar Ulmer (1946) où elle démontre ses grandes capacités d’actrice dans un rôle de criminelle schizophrène. 

Dernier et plus grand succès : « Samson et Dalila » (1949), où elle interprète Dalila, encore une femme fatale, sous la direction du célèbre Cecil B. DeMille. Le film, primé deux fois aux oscars, redonne un dernier élan à sa carrière.

Puis, elle tournera encore une dizaine de films, souvent des échecs, avant de se retirer en 1958. Enfin, en 1960, elle est honorée d'une étoile sur le Hollywood Walk of Fame.

Mariée et divorcée six fois, l’amour n’est pas son fort… « La plus belle femme du cinéma » vit la vieillesse comme une tragédie et expérimente les opérations de chirurgie esthétique (proposant même des procédés innovants). Elle finit défigurée et ruinée (elle ne vivait que d’une maigre pension de 300 dollars…)

Fuyant les médias et les projecteurs, Hedy Lamarr disparaît à 85 ans en 2000.

Dans son autobiographie, « Ecstasy and me », elle ironise : « n’importe quelle fille peut avoir l’air glamour, tout ce que vous avez à faire est de rester immobile et de prendre un air idiot »…

Peut-être, mais Hedy Lamarr n’était pas n’importe quelle fille et encore moins une idiote.

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La passion des inventions 

En 2016, on redécouvre les cassettes d'une interview inédite de 1990, où Hedi Lamarr se laisse aller à quelques confessions :"Les gens se font l'idée que je suis une chose stupide. Je n'ai jamais su que j'étais jolie pour commencer, parce que ma mère voulait un garçon qu'elle aurait appelé Georg (...) Peut-être que je viens d'une autre planète, qui sait ? Mais, quoiqu'il en soit, les inventions c'est facile pour moi", raconte-t-elle.

 Enfant, elle aimait démonter les boîtes à musique pour en comprendre le mécanisme. Plus tard, sa curiosité ne s’éteint pas…

Elle apprend avec son premier mari, Friedrich Mandl, la technologie de certaines armes et leurs failles. Elle conseille son ami Howard Hughes pour une conception plus aérodynamique des ailes de ses avions…

Tous les soirs, après les tournages, elle passe des heures à bricoler dans son bureau, sorte d’atelier-laboratoire. Son cerveau fourmille d’idées incroyables : distributeur à moutarde, collier canin fluorescent ou pastilles de Coca-Cola effervescentes…

Mais parlons de l’invention qui lui vaut d’être reconnue dans le monde de la tech et d’être la « madone des geeks » : le principe du « saut de fréquence »

C’est une tragédie qui va tout enclencher. En 1940, en pleine seconde guerre mondiale, les nazis coulent un navire transportant des réfugiés juifs vers les États-Unis, dont environ 80 enfants. Hedy, qui a toujours caché ses origines juives, culpabilise et veut agir.

À l’occasion d’une soirée mondaine, elle fait la connaissance d’un pianiste français : George Antheill.

C’est un compositeur avant-gardiste, expérimental. Il est le créateur d’une musique surprenante : celle du Ballet mécanique (1926) qui se joue simultanément sur 16 pianos mécaniques. George Antheil est impressionné par sa beauté, mais aussi par son intelligence. Il la qualifie de « géant intellectuel comparé aux autres actrices »…

Tous deux viscéralement antinazis, ils parlent d’armement et s’interrogent sur le meilleur moyen d’aider à vaincre les nazis. Hedy a un projet : créer un système secret de communication rendant indétectables les torpilles sous-marines. Il lui offre son aide.

Dès lors, la maison d’Hedy, à Beverly Hills, devient un véritable laboratoire où les deux amis rivalisent d’ingéniosité.

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Source : vidéo de Google en hommage à Hedy Lamarr pour son 101ème anniversaire

Au départ, Hedy est inspirée par un appareil : la « Philco Mystery Control » (1939), une télécommande sans fil adaptée aux postes de radio. Puis, les deux complices vont s’inspirer des rouleaux de papier perforé qui équipent les pianos mécaniques, machines que connaissait très bien Georges Antheil.

Le problème était simple : la fréquence des signaux de commande radio des torpilles était trop facilement repérée et brouillée par l’ennemi.

Donc, comment protéger les communications entre les bateaux et les torpilles ?

Hedy pense qu’il faudrait changer rapidement et à intervalle régulier la fréquence pour empêcher l'ennemi de détecter le signal de guidage.

Ils imaginent alors d'utiliser des rouleaux perforés comme pour les pianos : les trous permettant les changements aléatoires de fréquence de communication et non plus de notes…

Pour faire simple : on « saute » d’un canal radio à l’autre tout le temps, c’est le principe du saut de fréquence !

Ils viennent de découvrir l'un des premiers systèmes d’étalement de spectre par saut de fréquence ou « commutateur de fréquences ».

En répartissant la transmission des signaux sur plusieurs canaux en mode aléatoire, on les rend ainsi indétectables... Le cours de la guerre pourrait en être changé !

Leur projet de système de codage des transmissions comportait 88 fréquences différentes… (88 correspond au nombre de touches d'un piano).

Ils présentent leur projet en décembre 1940 au Conseil national des inventeurs (NIC).

En juin 1941, le Bureau des brevets américain reconnaît et enregistre leur système de communication secrète sous la dénomination FHSS (frequency hopping spread spectrum).

En 1942, le brevet US 2.292.387 est accordé à George Antheil et Hedy Kiesler Markey.

Pensant aider l’armée, Hedy et Georges confient gratuitement leur brevet à la Navy…

Et c’est un refus méprisant qui les attend !

Un musicien et une vedette de films inventeurs de génie ? C’est une plaisanterie, voyons !

Comment imaginer qu'une femme et un pianiste trouvent un système inédit pour téléguider des torpilles ? Ce serait insulter l’armée !

En guise de réponse, on la renvoie à son statut de star glamour : « Vous devriez plutôt lancer une collecte pour aider les victimes, plutôt que de perdre votre temps dans ces inventions puériles. »

Vexée, mais patriote, elle décide de les prendre au mot : l’actrice met ses compétences de sex-symbol au profit des ventes d’obligations de guerre (war bonds) et réussira à en vendre pour plus de 25 millions de dollars… Un record !

Une reconnaissance tardive : Lady Bluetooth

Le système jugé trop complexe par la marine américaine est donc mis aux oubliettes durant la guerre, mais ressorti ensuite... en toute discrétion.

En 1950 un système de détection de sous-marin pour avion est réalisé sur la base de leurs travaux. Le procédé est ensuite retravaillé et utilisé en 1962 lors de la crise des missiles de Cuba et la guerre du Vietnam.

Le système, trouvé par notre duo, est connu enfin en 1976 grâce à un livre : les systèmes d’étalement de spectre, de Robert C. Dixon.

Mais il faudra attendre les années 80 pour voir les entreprises de télécommunications s’en emparer... Sans qu'Hedy et Georges y gagnent quoi que ce soit. (le brevet étant tombé dans le domaine public depuis 1959)

Le principe dit de Lamarr est l’ancêtre des principes utilisés aujourd’hui dans les méthodes de transmission comme le GPS, la téléphonie mobile, le Bluetooth ou le Wifi. 

À la fin des années 1990, lorsqu’on découvrit qu’Hedy Lamarr était à l’origine de cette technique, elle reçut le surnom de Lady Bluetooth.

Elle est enfin reconnue pour ses travaux :

  • En 1997, Hedy et Georges reçoivent le "Pioneer Awards", prix de l’Electronic Frontier Foundation. Elle aurait alors déclaré : "C'est pas trop tôt" !
  • En 2014, elle sera admise à titre posthume, avec George Antheil, au National Inventors Hall of Fame, le panthéon des inventeurs américains.
  • Le 9 novembre 2015, pour le 101e anniversaire de la naissance de Hedy Lamarr, Google lui rend hommage avec un Doodle et une vidéo. 
  • Depuis 2018, la ville de Vienne décerne le prix Hedy Lamarr, récompensant l’action de femmes engagées dans la sphère numérique.
  • L’Autriche, l’Allemagne et la Suisse ont choisi le 9 novembre, jour anniversaire de Hedy Lamarr, comme "journée de l’inventeur".

On estime aujourd’hui que cette invention aurait pu lui rapporter 30 milliards de dollars. "À une autre époque, elle aurait très bien pu devenir une scientifique. C'est une option qui a pâti de sa grande beauté", estime Jeanine Basinger, historienne du cinéma.

On retient alors d'elle, l’image d’une  inventrice sous-estimée… Comme l’illustre cette publicité pour Boeing en 2003 :

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Source : https://www.boeing.com/news/frontiers/archive/2003/november/i_nan.html

À la fin de sa vie, sans regrets, ses paroles désabusées se teintaient d’optimisme : " Les gens sont déraisonnables, illogiques et égocentriques. Aimez-les malgré tout. Si vous faites du bien, on vous prêtera des motifs égoïstes. Faites le bien malgré tout. Ceux qui voient grand peuvent être anéantis par les esprits les plus mesquins, voyez grand malgré tout. Ce que vous mettez des années à construire peut être détruit en une nuit. Construisez malgré tout. Donnez au monde le meilleur de vous-même et vous y laisserez des plumes. Donnez au monde le meilleur de vous-même malgré tout." Hedy Lamarr

 

L'histoire a donc rendu justice à nos deux amis Hedy et Georges.

Il importe alors de comprendre : sans doute, Hedy était trop audacieuse et intelligente pour l’Amérique des années 1940/50.

Ou peut-être trop femme... Tout simplement !

À nous de ne pas reproduire les mêmes erreurs et de ne plus invisibiliser les femmes dans l'Histoire.

Ainsi, je vous invite à (re)découvrir la géniale Ada Lovelace qui a connu, elle aussi, les oubliettes du passé pour être aujourd'hui (re)mise en lumière.

Merci à toutes ces grandes dames qui ont su briller dans ces époques où être une femme était difficile ...

Cela méritait bien un hommage, c'est chose faite... « c'est pas trop tôt » comme dirait Hedy !

 

Sources :

 Articles :

Livres :

Bande dessinée :

  • La plus belle femme du monde : the incredible life of Hedy Lamarr, 2018, éditions La boîte à bulles

Podcasts :

Documentaire et vidéos :

Edmond Kean

par Edmond Kean